
L’inventaire topographique du Vic-Bilh signale au château de Luc en 1713 l’existence d’un « cabinet », meuble à « quatre portes, vieux, fermé par deux clefs » qui contient du linge. Ce cabinet est certainement un des premiers vrais meubles béarnais car c’est seulement au XVIII° siècle, et encore rarement dans la première moitié, que les contrats de mariage les mentionnent. Encore ne sont-ils le privilège que des filles de riche famille, les autres se contentant, jusqu’en 1800, et même au-delà, d’un coffre, parfois de deux.

Mais qu’est-ce donc en 1700 ou en 1800 qu’un « cabinet » ?
Le « cabinet » semble, en fait, être l’évolution du coffre. A l’origine, le meuble serait la superposition de deux coffres souvent séparés par deux tiroirs. L’usage des abattants étant impossible, on substitua, à ce système de fermeture, deux portes pour la partie basse et deux portes pour la partie haute. Le « cabinet » était donc un meuble, parfois à deux corps, composé de quatre portes fermant à clé, et de deux tiroirs. C’était un beau meuble à l’usage d’une demoiselle « allant mariée » chez un héritier.
Celui-ci est originaire de la vallée d’Ossau.

Ce grand meuble a bien vite un « diminutif » à deux portes et à un tiroir, soit à l’usage d’une cadette restée à la « case » familiale qui se le voyait offrir en remerciement de ses dévoués services, soit à celui d’une mariée de condition plus modeste ou d’un cadet « allant gendre » chez une héritière, bien que dans ce cas là, on demandât plutôt au gendre d’apporter ses deux bras pour travailler, et surtout de perpétuer la « case ».
La terminologie du mot « cabinet » n’est d’ailleurs pas évidente. Un contrat de mariage de 1784 parle de « double-cabinet » pour le cabinet à quatre portes, le cabinet était donc à deux portes, tandis qu’ailleurs, le cabinet est à quatre portes et le « demy-cabinet » est à deux portes. Cette différence de nomenclature est gênante pour l’identification, et donc la datation des meubles, par contrat de mariage.
Ces deux cabinets recouverts, au départ, d’une planche, seront très vite surmontés d’un fronton ou d’une corniche.

Bonnetière à porte latérale originaire de Monein
Vers la fin du XVIII° siècle, parfois vers 1750, le cabinet à quatre portes, appelé aussi bahut-cabinet, laissera sa place à l’armoire-cabinet ou armoire à deux grandes portes fermant à clé, dont le soubassement contient un long tiroir ou deux tiroirs de demi-longueur. Le cabinet à deux portes, appelé aussi « bonnetière », bien que l’on ne mît pas de bonnet en Béarn au XVIII° siècle, mais un fichu, ne se verra pas remplacé par une armoire à une porte et à un tiroir, et restera très tardivement dans sa forme primitive.
Le cabinet béarnais, qu’il soit bahut ou armoire, a très souvent une (ou deux) porte latérale fermant à clé, isolant dans le meuble un espace formant comme une petite armoire individualisée. De nos jours, on trouve dans cette « mini-armoire », des patères, des étagères ou … rien du tout, parfois, et tout en bas, une cache. Etait-elle armoire à fusil ou armoire de la femme du XVIII° siècle, jouissant d’un statut privilégié et possédant ses propres trésors ?. La rareté des fusils à cette époque, et le fait que les clés de l’armoire sont généralement les mêmes, nous font douter de ces deux hypothèses. N’était-elle pas simplement l’armoire à « habits du dimanche », celle où le Béarnais rangeait sa cape et où la Béarnaise suspendait sa jupe plissée après l’avoir remise en plis et attachée avec une tresse pour en faire un long boudin et où, le cas échéant, elle pouvait dissimuler ses quelques économies provenant de la vente des produits fermiers et qui servaient, comme c’est le cas aujourd’hui dans beaucoup de fermes, à l’entretien de la famille ?
C’est avec la naissance de ces cabinets et des quelques premiers vaisseliers que nous voyons apparaître des motifs typiquement béarnais sur les meubles. Jusqu’à la révolution, nous trouverons:
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- La « cive » ou macaron ou « cul de bouteille »
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- La pointe de diamant à relief plus ou moins prononcé et de forme variable
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- La croix de Malte traitée en pointe de diamant simple ou fleurdelisée
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- La pointe de diamant quadrilobée
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- Le quadrilobe enfermant souvent quatre disques lenticulaires bombés appelés « besants ou pesants » et un coeur central transpercé de deux flèches et entouré soit de quatre fleurs de lis, soit d’un quadrillage en nid d’abeilles
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- La croix de Saint André entourant parfois un coeur ou des flèches avec des besants internes et externes
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- Le coeur que l’on rencontre sur beaucoup de meubles béarnais, mais n’en est pas un élément de reconnaissance absolue
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- La fleur de lis
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- L’étoile à cinq, six, huit branches, généralement travaillée en creux
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- La marguerite, la fleur de lin et leurs tiges
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- Les oiseaux
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- Le quadrillage en nid d’abeilles.
Ces motifs se retrouvent sur les grands meubles de tout le Béarn et ce, jusqu’à la révolution, mais ils ne sont pas tous traités ni arrangés de la même façon.

C’est principalement l’étude de cette ornementation qui nous permettra de déterminer leur origine géographique, et parfois leur date.
A l’origine, le motif de pointe de diamant ou plutôt son prototype, permet une datation sommaire des meubles.
D’abord simple losange ou simple quadrillage creusé dans un panneau rectangulaire: on est aux environs de 1650 (les portes de la maison Deus couts à Salies, faîte en 1656, en témoignent);

A deux bossages triangulaires par rectangle: on est en 1680, comme l’atteste un cabinet du Musée Pyrénéen de Lourdes; Quand on arrive à trois bossages, on est dans la première moitié du XVIII° siècle.
Ce très ancien cabinet de Thèze nous offre dans ses tiroirs et son motif latéral central, le simple losange des origines, auquel il ajoute sur ses faces latérales le motif à double bossage triangulaire sur quatre rangées de deux rectangles. Les portes, elles, sont décorées de quatre pointes de diamant à trois bossages.
Ce meuble pourrait être du premier quart du XVIII° siècle.

Quand la pointe de diamant présente quatre bossages, nous sommes dans le deuxième quart du XVIII° siècle.
Ce cabinet, à quatre portes, en est un très bel exemple.
La présence d’une croix de Malte nous permet de dater le meuble postérieurement à 1760. En effet, sur nos meubles béarnais datés, ce motif n’apparaît que très rarement avant cette date, peut-être simplement parce qu’il était techniquement difficile à réaliser à cause des raccords de sculpture. On le vérifiera sur le mobilier de Morlaàs souvent daté mais aussi sur celui d’Orhez quand, exceptionnellement, il porte une date.

Enfin, la présence de la fleur de lis ou sa trace après grattage ou bûchage, indique une fabrication toujours antérieure à la révolution et souvent même à la convention (*).
Souvent, la fleur de lis n’a subi qu’une modeste transformation, la changeant en fer de lance ou en motif floral.
* les agents nationaux étaient, après la proclamation de la république (21 septembre 1792) et surtout après la mort de Louis XVI (21 janvier 1793), chargés de passer de maison en maison pour bûcher les fleurs de lis et brûler les titres féodaux.
La disposition des motifs sur les panneaux des grands meubles permet d’en distinguer l’origine géographique. Deux grands centres d’ébénisterie ont existé, en effet, en Béarn, avant la Révolution: Orthez et Morlaàs, chaque ville donnant son nom à une école: celle d’Orthez et celle de Morlaàs. Ces deux centres font intervenir les motifs indiqués précédemment, l’école d’Orthez optant pour une répartition symétrique des dits motifs (les panneaux du haut et du bas sont décorés de manière identique), tandis que l’école de Morlaàs choisit l’asymétrie (les panneaux du haut et du bas sont différents).
Nous verrons, au chapitre qui les concerne, que cette classification, pour exacte qu’elle soit, n’est qu’une approche lointaine de la réalité. En effet, à l’époque où Morlaàs est reine, d’autres centres comme Thèze, Lembeye et Nay ont fait des meubles qui répondent à la même définition, et c’est l’architecture du meuble ou les décors accessoires qui permettront, peut-être, de rendre à chaque centre ce qui fut sien, tandis que les meubles de Lescar, Oloron, Monein, des ateliers d’entre les deux Luys … qui répondent à la description du meuble d’Orthez, s’en différencient par des caractéristiques plus ou moins nettes: parfois le détail d’une étoile ou d’un nid d’abeilles, parfois la présence d’un abattant à la place d’un tiroir, d’une mouluration plus ou moins importante, de la taille et de la disposition d’une porte, et souvent, ces différences sont si minimes qu’il faut dire que tel ou tel meuble est « de tout le Béarn ».

Un autre décor partage beaucoup l’opinion: le décor dit de « culs-de-bouteilles ». Orthez et Oloron s’en disputent l’honneur. N’ayant trouvé de date sur aucun des meubles présentant ce motif, nous ne trancherons pas en ce qui concerne l’antériorité du centre, et nous ne vous livrerons que nos quelques observations.
Nous avons rencontré deux types de ces meubles dits aussi à cives: le cabinet à quatre portes séparées par un ou deux tiroirs et le « demi-cabinet » avec deux portes et parfois aussi deux tiroirs.
Ces meubles sont nés, très certainement, tout au début du XVIII° siècle.
Nous les avons trouvés dans tout le Béarn mais peu à Morlaàs, Thèze, Monein, Salies de Béarn, davantage à Orthez et beaucoup à Oloron et dans le haut Béarn.
Généralement très sobres, comme ce demi-cabinet d’Orthez que nous vous présentons page 97, dont le seul luxe est dans le pied, ou le cabinet de Thèze aux panneaux latéraux losangés …

… Ils s’ornent ,en Haut-Béarn, d’un fronton plus ou moins décoré. Parfois une cive les pare, souvent des rinceaux, des coeurs, des quadrilobes. On retrouve assez couramment ces mêmes motifs sur les portes et sur le bâti.
Ce cabinet d’Oloron à trois tiroirs et quatre vantaux est un meuble riche par la profondeur de ses cives, la décoration de ses panneaux latéraux, et ses sculptures sur le fronton et sur les ouvrants.
Le meuble béarnais conservera tous ces motifs jusqu’à la révolution mais subira, au cours du XVIII° siècle, l’influence, arrivée fort tardivement, de son époque. A une structure de style Louis XIII succédera une structure de style Louis XIV. Quand les pieds se galberont et s’enrouleront, et quand la traverse inférieure se chantournera, ce meuble perdra, à Morlaàs comme à Orthez beaucoup de son caractère typiquement Béarnais.
C’est alors que les ébénistes d’Orthez iront au devant de ceux de Morlaàs, et qu’unissant à la fois leurs compétences et leurs différences, ils feront évoluer, dans les ateliers de « l’entre deux Luys », et pour trente ans encore, un meuble régional à la base chantournée et aux pieds galbés, écologique avant l’heure tant l’animal y est roi et qui, au moins dans ses débuts, ne reniera pas ses origines béarnaises faisant du quadrilobe, de l’étoile, du quadrillage en nid d’abeilles, ses décors favoris.
Tandis qu’à Salies de Béarn, les Bergeras, « charpentiers » de père en fils, innoveront avec des meubles de style Louis XV aux tiroirs galbés, à la base ajourée et aux panneaux chantournés d’une grande facture.
C’est à la même époque que, de la classique Monein, naîtra, par la grâce de menuisiers qui oublieront de mettre leur signature au bas de leurs chefs-d’oeuvre, un meuble d’une naïveté déconcertante, à ses débuts, qui évoluera rapidement en se servant de tous les styles de l’ancien régime et qui, en adoptant fort vite les nouveaux styles, fera rêver, par son fourmillement d’animaux et de frondaisons, tous les amateurs de voyages extraordinaires.
Nous vous présenterons, au cours de ce livre, des meubles provenant, le plus souvent, de très vieilles familles béarnaises et qui, au cours des âges, n’auront pas subi de modifications essentielles. Tout au plus, aura-t-on, au fil des ans, réparé les « réparables » outrages.
Nous allons visiter tous ces grands centres d’ébénisterie, à l’époque où ils furent rois, essayant de comprendre pourquoi tel type de meuble est né « là », comment il a évolué dans le contexte historique, économique et social qui fut le sien, quelle a été sa zone personnelle d’influence et pourquoi enfin, après avoir connu la notoriété, il est entré dans le déclin.
Nous parlerons, surtout, pour chacun de ces grands ateliers, de la période la plus représentative de son style.
Nous n’oublierons cependant pas que Morlaàs et Orthez ont fait du meuble après la révolution, mais nous n’évoquerons pas cette fabrication qui avait perdu de son caractère typique.
Nous n’arriverons à Salies, Monein et dans « l’entre deux Luy » qu’après la révolution, à l’époque où ces ateliers se sont illustrés par une fabrication « sui generis », mais nous garderons en mémoire les beaux meubles que leurs ébénistes firent sous l’ancien régime remarquables à la fois par leur caractère orthézien et l’empreinte propre qu’ils leur donnèrent. Quelques unes de ces belles oeuvres illustrent ce livre.
Nous finirons notre voyage dans nos vallées de montagne où nous trouverons un mobilier auquel une certaine rusticité confère beaucoup de charme.